un beau geste / un film de marie K
RÉSUMÉ
Dans une vieille forge de Haute-Marne, des forgerons, à demi cachés par les fumées noires, continuent de frapper le métal en fusion comme au temps de Germinal. Mais leurs gestes se font de plus en plus rares car les commandes ont chuté. Le pilon bêché ne frappe plus l’acier que quelques jours par mois. L’usine, fleuron de l’aéronautique dans les années 70, semble condamnée à la fermeture.
En 2015, contre toute attente, LISI, un groupe français, avec à sa tête un homme descendant d’une des plus anciennes familles de l’industrie française, décide de racheter l’usine et de la sauvegarder avec son personnel. Emmanuel Viellard sait qu’il a besoin du savoir-faire de ses forgerons pour son projet inédit : transformer ce Moloch du XIXème siècle pour en faire la forge la plus moderne d’Europe.
Qu’en sera-t-il alors du geste millénaire des forgerons ? Deviendront-ils des robots augmentés d’un exosquelette ?
Du rachat d’une usine en perdition jusqu’à la pose de la première pierre de l’usine du futur, en passant par l’étape de robotisation et la confrontation des forgerons avec les nouvelles techniques de management, c’est cette histoire unique de réindustrialisation en France que le film raconte.
NOTE DE L’AUTEURE
Les Forges de Bologne c’est le royaume de mon enfance.
Je suis une « enfant des forges », comme nous appelaient les instituteurs. Mon père y travaillait, tout le village de Bologne y travaillait. Nous habitions un hameau situé sur la propriété de l’usine, constitué de 12 maisons réservées aux ouvriers et 5 maisons réservées aux cadres et aux directeurs, à 3 kilomètres du village.
Dans les méandres de la Marne, à l’écart du bourg, au milieu des prairies que borde la forêt, une forge datant du 18e siècle frappait et tonnait.
Au son de la sirène, elle avalait chaque jour mille personnes.
La route communale la traversait et, pour se rendre à l’école à bicyclette, nous faisions toujours un arrêt, captivés par le bruit du pilon qui faisait trembler le sol et résonnait dans tout notre corps, fascinés par le feu et les hommes torses nus qui affrontaient ce monstre avec des pinces énormes pour retourner la pièce, avant que la masse de 70 tonnes ne retombe et n’écrase le métal. Ce bruit nous accompagnait jusqu’au pont du canal.
Mon père faisait partie de l’équipe qui assurait la surveillance de ce site classé secret défense, il était de garde un week-end par mois.
Parfois le dimanche, quand je lui portais son repas, je l’accompagnais dans sa ronde. L’usine était déserte, silencieuse, immense. Les bâtiments traversés par les différents bras de la Marne me transportaient dans un univers fantasmagorique, et l’odeur si particulière de graisse et de métal était enivrante. Les machines pneumatiques continuaient à souffler et donnaient l’illusion que les pilons en sommeil respiraient.
Je conserve l’image d’équipes d’ouvriers joyeux qui sifflaient en partant au travail. La patronne, dernière héritière prodigue, était adulée : elle organisait des Noëls avec spectacle et cadeaux somptueux pour tous les enfants du personnel ; c’était pour moi le moment le plus attendu de l’année. L’usine était pourvoyeuse de biens, la taxe versée à la petite commune de Bologne avait permis la construction d’une piscine unique dans la région.
Tableau idyllique d’un paternalisme d’un autre temps...
Pourtant, les conditions y étaient dures et, en classe, la menace pesait sur le mauvais élève : « Tu finiras à l’usine ».
NOTE DE REALISATION
Le tournage
Au centre du film : le geste. Je suis fascinée par les gestes des forgerons, ce fut le point de départ de mon désir de film.
Mais dans tous mes films, je procède par immersion sur un temps long avec ou sans caméra. Et pour ce projet, comme j’ai eu la chance d’obtenir une bourse puis une seconde pour le développement du projet, j’ai ainsi pu à nouveau m’immerger dans la durée auprès des forgerons et commencer certains tournages. Ce n’est que dans un deuxième temps que j’ai pu être rejoint par la société de production Seppia. Ce temps long me fut en tout cas nécessaire pour saisir en profondeur les enjeux de ce projet. Et c’est ainsi ce qui m’a permis de comprendre que les enjeux se trouvaient des 2 côtés, celui de la direction et celui des forgerons, qu’il me fallait dans ce film pouvoir rendre compte de cette complexité.
Le beau geste renvoie donc à une double notion et à une double temporalité.
De la part d’Emmanuel Viellard, c’est un geste abstrait mais moralement fort, à l’encontre de la doctrine dominante. En relançant une vieille usine pour défendre une tradition industrielle en France, il a mis en jeu sa crédibilité. Il prend un risque financier énorme, avec des pertes chiffrées importantes les premières années, qu’il doit faire accepter au groupe LISI.
Pour incarner cette décision la caméra sera dans le temps du management, légère, discrète. Vive, elle saisit au vol les décisions rapides et chiffrées dans les bureaux de la direction. Parfois même, elle n’est pas la bienvenue, lors des bilans négatifs... C’est le temps du management, celui du monde décisionnaire. Malgré la succession de directeurs, l’objectif reste le même : Être rentable, faire du chiffre. Et pourtant, le geste d’E. Viellard représente un sacré chiffre. Une fois par an, il se rend aux forges de Bologne, le temps des comptes.
Le geste des forgerons, au contraire c’est le temps du geste millénaire qui se déplie et se répète chaque jour. C’est le temps de l’atelier ou œuvrent 3 personnages principaux : Michaël, Stéphane, Manu.
Dans cet atelier, lorsque je suis arrivée, les premières images du film semblaient presque en noir et blanc, l’étalonnage accentuera cette sensation. La forge est alors ancrée dans le passé. Visuellement, on est proche du muet « des temps modernes », avec des gestes répétitifs, toujours les mêmes et des cadences imposées.